La mémoire de la dictature militaire au Brésil suscite encore aujourd’hui des émotions douloureuses chez les générations concernées. Étendue sur plus de 20 ans entre les années 60 et 80, cette période sombre de l’Histoire brésilienne n’a jamais connu ni pardon ni justice. Très peu débattue par la jeune population contemporaine au Brésil, la dictature militaire reste une époque opaque qui n’a jamais été sujette au devoir de mémoire nationale.
On en retrouve encore les séquelles dans la politique brésilienne actuelle, et le mandat de Jair Bolsonaro n’a pas manqué de raviver la polémique autour du souvenir de celle-ci.
Les années 1960 au Brésil : une intense période d’agitation socio-politique
Avant la dictature, le Brésil était une ancienne monarchie (la seule en Amérique latine après l’indépendance), qui avait des difficultés à trouver son chemin démocratique. Une république est créée en 1889 par les militaires. Dès lors, des présidents sont élus, mais très souvent ce sont des militaires qui sont mis au pouvoir, en fonction ou à la retraite. On dénote déjà une large tradition militaire dans la gestion politique du Brésil, et ce, bien avant la dictature. La population est habituée à cette présence militaire.
En 1961, Jânio Quadros est le premier président de la République à assumer ses fonctions dans la nouvelle capitale, Brasilia. Son mandat ne durera que 7 mois, et sera repris par son vice-président João Goulart, surnommé Jango. À cette époque, le président et le vice sont élus séparément. Quadro et Goulart sont issus respectivement de la droite et de la gauche, et ne partagent absolument pas les mêmes idées. La gouvernance du Brésil change alors radicalement de bord en quelques mois, de quoi désorienter la population brésilienne.
Les réformes souhaitées par le nouveau président ne sont pas bien accueillies par la population, ce qui entraîne de grandes tensions au sein du gouvernement, et finalement de nombreuses manifestations populaires dans tout le pays.
En pleine guerre froide, l’Union soviétique et les États-Unis sont à la recherche d’alliés, et l’Amérique latine devient un vrai terrain de guerre pour les deux puissances qui tentent de contrôler le maximum de pays. Le Brésil penche beaucoup plus du côté du capitalisme nord américain que du socialisme soviétique, et le président Kennedy ne manque pas de resserrer ses liens avec le pays.
Jango : un personnage instrumentalisé par les élites
La destitution de João Goulart a été finement orchestrée par plusieurs groupuscules brésiliens, mais aussi américains. Il convient de rappeler que pendant le mandat de Jango, le Brésil est en position de faiblesse, ses indicateurs sociaux et économiques sont au plus bas, sa population en majeure partie analphabète, et son modèle agricole en échec.
Le gouvernement de Goulart est favorable à la mise en place de réformes structurelles importantes, urbaines, fiscales, agraires, mais aussi sociales. Dans cet élan de changement extrême, le président reçoit des pressions à la fois de la gauche, mais aussi de la droite, chacun défendant des intérêts distincts, voire opposés. Un élan de la droite conservatrice, un profond rejet de la gauche à tendance communiste, et un fort désir de réformes, le Brésil est dans une période de forte agitation.
Goulart lui-même appuie un mouvement de protestation de sous-officiers de l’armée brésilienne, qui forme un genre de syndicat pour s’opposer à un traitement abusif de la part de leurs supérieurs. Étonnamment, le président Goulart leur apporte son soutien, et c’est cet élément qui contribuera à ériger son image de président communiste.
Pendant son mandat, le Brésil traverse une période qu’on décrit comme chaotique. Des grèves, des manifestations, une inflation exponentielle, cette situation économique précaire combinée à une présence militaire habituelle pour les civils donne tout le crédit nécessaire aux instigateurs du coup d’État de 1964.
Dans les faits, le peuple brésilien n’a été que très peu défavorable à la politique de Goulart. Quelques mois avant le coup d’État, seulement 19 % des interrogés se disaient défavorables à sa gouvernance. Son éjection du pouvoir a été manœuvrée par l’élite conservatrice brésilienne, qui détient à l’époque beaucoup de médias, les États-Unis, mais aussi quelques riches hommes d’affaires locaux. Ce climat pour le moins tendu aboutira à un revirement extrême au nom de la démocratie, de la patrie, et en grande partie édifié par la peur du communisme et contre une corruption largement établie à l’époque.
La diabolisation du communisme et la glorification de l’armée
L’argument des militaires concernant cette prise de pouvoir est la mise en place d’une “révolution rédemptrice”, fondatrice d’une défense contre le communisme international et pour une démocratie du peuple. Évidemment, les résultats du coup d’État de 64 furent tout autres, et plongèrent le Brésil dans des années sombres, marquées par une violence inouïe.
Suite au coup d’État, on ne dénombre que de faibles réactions de la part du peuple pour deux raisons.
La première étant l’acceptation de la présence des forces militaires par les citoyens. Les forces militaires sont considérées comme garantes de la stabilité du pays. C’est une entité à part entière, avec ses propres croyances et valeurs, presque au-dessus des institutions politiques. À l’époque, un jeune travailleur du nom de Lula Da Silva qualifie même les militaires de “gens sérieux”. Lula lui-même, grande figure de la gauche, fondateur du parti des travailleurs, a donc appuyé le coup d’État militaire, pensant orienter le Brésil vers le chemin du progrès et du développement.
L’autre élément est que la gauche de l’époque n’a que très peu d’influence sur l’opinion publique, elle est quasi inexistante du paysage politique à l’époque. Les militaires bénéficieront même d’une grande manifestation anti- Goulart deux semaines avant le coup d’État, à laquelle même l’Église brésilienne participe.
Les putschistes mettent en avant une “menace communiste” pour justifier le besoin de replier le pays vers une gouvernance autoritaire et impartiale. Dès 63, les médias relatent des manifestations anti-communistes qui ont eu raison de tout éventuel mouvement de gauche et validé l’accès au pouvoir des militaires. Ces manifestations marquent le début d’une conspiration, et peuvent également avoir été mises en scène par les militaires. La vérité n’est toujours pas établie à ce jour.
Dans ce contexte de mécontentement généralisé et d’affaiblissement de la population, les militaires ne reçoivent que très peu de protestation suite à leur prise de pouvoir, et exerceront une dictature féroce et très répressive pendant 21 ans.
Cette époque de Guerre Froide est aussi marquée par la naissance des guérillas en Amérique latine. Colombie, Venezuela, Pérou, ces groupes révolutionnaires éclosent peu à peu dans plusieurs pays du continent et génèrent une crainte de la part des gouvernements locaux, mais aussi des États-Unis. Ceux-ci joueront un rôle décisif dans l’instauration de la dictature brésilienne militaire.
Le rôle des États-Unis dans l’instauration de la dictature militaire au Brésil
À partir des années 60, les États-Unis soutiennent financièrement et militairement presque toutes les dictatures d’Amérique latine. Le soutien américain dans le coup d’État de 64 est indéniablement décisif dans la mise en œuvre de la dictature au Brésil. Dès 1959, des conflits d’intérêts industrio-économiques motivent les États-Unis à prendre part à la vie politique brésilienne. Leur plus grande crainte est de voir le Brésil tomber dans le communisme nationaliste, ce qui serait alors néfaste pour les intérêts politiques du pays. Ils commencent alors à financer des plans militaires et diplomatiques dans le but de pouvoir garder la mainmise sur toute mouvance politique en cas de repli communiste. Ils participent par exemple à divulguer une doctrine militaire dans plusieurs académies d’Amérique latine, une école destinée à former les cadres de l’armée sera créée à Rio, basée en tous points sur le modèle américain.
De son côté, la France n’est pas exempte de toute influence sur la construction de la dictature militaire brésilienne. Elle envoie ses plus grands théoriciens de guerre dans un but de formation des armées locales. Lors de ces cours, les officiers relatent les méthodes appliquées par l’armée française dans ses colonies. De Gaulle visitera même le Brésil seulement 6 mois après le coup d’État.
Le coup d’État de mars 1964
En 1964, Brasilia fût assiégée par les militaires qui prirent le contrôle en fermant les aéroports et en limitant les réseaux de communications.
La prise de pouvoir militaire sera menée par le chef d’état-major Castelo Branco, qui dirige la marche du 31 mars 1964. Ils enclenchent le mouvement en partant de l’intérieur de l’État du Minas Gerais, et se déplacent vers la capitale de Rio de Janeiro. Au même moment, au Sénat, le sénateur Auro de Moura Andrade, déclare la vacance de la fonction présidentielle, en affirmant la fuite du président Jango alors que celui-ci se trouve en déplacement dans la ville de Porto Alegre. Les militaires proches de Jango furent envoyés en prison et les politiques révoqués. Jango s’exile en Uruguay et ne reviendra jamais au Brésil.
Le 9 avril 1964, un document qui stipule que des élections indirectes éliront les nouveaux président et vice fût signé par le général Humberto Castello Branco.
Après le coup d’État et l’exil de l’ancien président Jango en Uruguay, les militaires deviennent donc les nouveaux dirigeants du pays. Ce nouveau gouvernement est formé par des militaires, mais aussi des bourgeois et entrepreneurs internationaux. Aucun leader n’est mis en avant.
La dictature militaire : une instauration graduelle de la terreur
De 1964 à 1968, le Brésil traverse une grande période de violence. C’est pendant ces années-là que le régime militaire s’en prend largement aux opposants du coup d’État. Les emprisonnements se multiplient suite aux nombreuses enquêtes parlementaires menées dans tout le pays. Jusqu’en 1968, l’armée adopte 5 Actes Institutionnels, chacun se révélant plus répressifs que le précédent. Le 5eme marque un moment charnière de la dictature, la presse est censurée, l’Habeas Corpus est supprimé, ce qui interdit tout recours judiciaire suite à une inculpation. La dictature fait rage, et les méthodes se durcissent. La torture devient monnaie courante, c’est la mort de la liberté d’opinion. On compte beaucoup de célébrités engagées parmi les prisonniers. Gilberto Gil et Caetano Veloso, deux grandes figures de la musique brésilienne, seront envoyés vers l’un des nombreux centres de détention clandestins destinés aux interrogatoires. Les deux chanteurs y seront détenus deux semaines, puis s’exileront à Londres après leur libération.
La période de dictature militaire sera également marquée par une grande industrialisation du pays. La priorité était donnée au développement économique, le Brésil voit une nouvelle classe émerger, celle des travailleurs. Cette classe ouvrière sera clé dans le clap de fin de cette dictature sanguinaire.
Le Parti des Travailleurs mené par Lula, vers la fin de la dictature militaire
L’actuel président du Brésil, Luis Inácio Da Silva (Lula) a été une grande figure de la fin de la dictature militaire. Dans les années 70, il est le leadeur de la classe ouvrière, à la tête du syndicat métallurgiste. En 1980, suite à des revendications restées sans réponse de la part des militaires, alors totalement fermés à la négociation, une grève générale débute. Alors fortement surveillé par les services de renseignements, Lula sera emprisonné après 17 jours. Ce choix ne fera que motiver d’autant plus les grévistes qui poursuivront la grève 30 jours de plus. La médiatisation de l’emprisonnement de Lula le sauvera de justesse d’une exécution. Il restera au total 31 jours en prison, et rendra le mouvement syndicaliste plus puissant qu’il ne l’était. La fin des années 70 marque un intérêt croissant pour les Droits de l’Homme, et une large remise en question de l’invincibilité du régime militaire. L’exemple du dénouement de Cuba, ajouté à une agitation des groupes armés indépendants, redonne un nouveau souffle et de nouvelles perspectives au Brésil.
Une mémoire collective douloureuse
Les instigateurs de la dictature brésilienne n’ont jamais été jugés, ni même nommés. En 2009, Lula alors président du Brésil annonce la création d’une Commission de la Vérité dont le but serait de déterminer la nature des crimes commis à cette période, ainsi que d’identifier les responsables. Lula se heurte bien évidemment à une forte réticence, beaucoup de militaires de l’époque étant encore en vie, certains occupant des postes à responsabilité. Le principal argument mis en avant par l’opposition se rapporte à la loi d’Amnistie promulguée en 1979, protégeant tous les responsables de crimes politiques.
Les chiffres relatifs aux crimes commis pendant cette période sont également très flous. On estime que 20 000 brésiliens auraient été torturés et emprisonnés entre 64 et 85, et que pas moins de 8 500 indiens auraient trouvé la mort suite aux divers projets industriels du gouvernement militaire.
L’ex-présidente Dilma Roussef, ancienne guérillera, elle-même ayant été emprisonnée 3 ans et torturée 22 jours consécutifs, n’a pas obtenu gain de cause devant la Cour Suprême.
La dictature militaire brésilienne reste un vrai sujet politique encore aujourd’hui, et sa négligence sur le long terme pourrait entraîner un nouveau plongeon vers un régime autoritaire et répressif.