Les favelas du Brésil : histoire, fantasme et réalité
Rio de Janeiro qui est très plébiscitée pour sa diversité et ses panoramas, de plus en plus admirés depuis les favelas de la Zona Sul. Véritable attraction de masse, la visite des quartiers de Vidigal ou de Rocinha sont devenus des business rentables pour les tours opérateurs, et la gentrification ne s’est pas faite attendre.
Visiter les favelas du Brésil soulèvent de nombreuses questions d’ordre social, économique, mais aussi humain dont les touristes ne se préoccupent que trop peu. En dépit du fantasme qu’ils évoquent, ces quartiers portent une histoire forte, et une réalité souvent dure, bien loin du marketing touristique qui les enrobent. Alors faut-il vraiment visiter les favelas ? De quelle manière ?
Dans l’imaginaire collectif, la favela carioca (originaire de Rio de Janeiro) est devenu un emblème du Brésil, une invitation à l’aventure, une représentation de l’authenticité à l’état pur qui côtoie aujourd’hui les clichés de carte postale brésiliens. Les favelas suscitent aujourd’hui l’intérêt des touristes du monde entier, et ne cessent d’attirer de nombreux entrepreneurs étrangers. Ces quartiers de fortunes, perchés dans les hauteurs des villes, font presque offices d’attractions touristiques officielles aux côtés des monuments ou des parcs naturels. Les favelas tours se sont considérablement développés dans les grandes villes brésiliennes, et l’engouement est croissant. Ces quartiers défavorisés sont devenus de vraies curiosités pour les voyageurs, qui n’hésitent quasiment plus à les visiter comme un musée à ciel ouvert.
Les favelas du Brésil, état des lieux contemporain
Le Brésil est un pays marqué par de grandes inégalités sociales et économiques, dont les favelas sont de très justes représentations. À Rio, quelques centaines de mètres suffisent pour changer totalement de décor. Les favelas sont mitoyennes aux beaux quartiers, le contraste est souvent surprenant et dépeint pourtant une réalité bien tenace. Les luxueux buildings de Leblon côtoient la favela de Vidigal, le quartier résidentiel de Botafogo est la porte d’entrée de celle de Santa Marta, tandis que la favela de Rocinha délimite le très bourgeois bairro da Gávea. Ces quartiers historiquement défavorisés font partie intégrante du paysage brésilien, et n’ont pourtant pas eu l’opportunité de s’associer entièrement à la société.
Initialement, ils étaient réservés à des anciens soldats de la guerre de Canudo (fin XIXe siècle) que le gouvernement de l’époque peinait à loger convenablement. Alors recueillis dans de petites cabanes de bois, construites dans l’urgence sur la colline de Santo Antonio à Rio, plusieurs soldats finirent par vendre ces logements insalubres à des civils. Leur faible coût a attiré les citoyens précaires, les travailleurs percevant un faible salaire, les immigrés, mais aussi les descendants de l’esclavage, alors victimes de discrimination. Les favelas se sont donc implantées progressivement et de façon très informelle un peu partout dans la ville, puis dans tout le Brésil. Ces communautés se développent en marge de la société pendant des décennies, se retrouvent livrées à elles-mêmes, dans des conditions périlleuses, sans bénéficier d’aucune aide de l’État brésilien. L’éducation, l’accès au soin et le développement économique se fait alors au sein de la favela, dans la plus grande improvisation.
Aujourd’hui, le tableau social des favelas brésiliennes est sensiblement le même, la violence et les trafics en tous genres s’étant ajoutés aux entrailles de cette société déjà délaissée par l’État. Les gangs sont très hiérarchisés, le trafic très bien ficelé, et l’architecture labyrinthique aidant, ces organisations sont difficilement démantelables. Les fréquentes interventions de la police donnent lieu à des affrontements violents, où les civils sont coincés au milieu des balles perdues, abandonnés à leur triste sort. Les habitants tués sous les balles des forces de l’ordre se comptent par centaines chaque année. L’organisme Monitor da Violência comptabilise chaque victime de policier par État depuis 2015. Dans l’État de Rio, les chiffres sont les plus élevés du Brésil. Le mandat du président d’extrême droite, Bolsonaro, a marqué un tournant désastreux avec des chiffres particulièrement hauts en 2018 et 2019, où l’on dénombre respectivement 1534 et 1814 homicides.
Cliché et stigmatisation
La réalité de la violence dans les favelas a très longtemps complètement éclipsé le visage humain de ces quartiers marginalisés. La pauvreté et le trafic de drogue ont envahi les médias, et n’ont laissé au monde qu’une image de terreur. Et pourtant, derrière les ravages de la souffrance sociale, les favelas ont toujours abrité beaucoup de créativité et de chaleur humaine.
L’art a été et un immense catalyseur de changement pour les favelas brésiliennes. Peinture, musique, et littérature font partie de l’essence de ces lieux si atypiques, auxquels un certain romantisme a toujours été attribué.
Pendant les années de l’art moderniste au début du XXe siècle, les favelas sont représentées par les artistes avec beaucoup de couleur, beaucoup de vie. Les œuvres dépeignent une atmosphère conviviale, des communautés soudées, bien loin de l’image exclusivement négative véhiculée par beaucoup de médias aujourd’hui. Les favelas sont des lieux de vie, de vrais kaléidoscopes sociaux qui permettent de mieux comprendre toute la diversité du Brésil.
Au milieu du XXe siècle, c’est la samba qui anime fiévreusement les favelas de Bahia, et qui deviendra ensuite la bande son nationale emblématique du Brésil. D’autres styles musicaux contemporains comme le funk et le rap s’y sont largement développés. Le rap a notamment beaucoup aidé à faire émerger les problèmes inhérents à la vie des communautés prisonnières de la violence des favelas. Les MC’s Racionais, l’un des groupes les plus renommés au Brésil, racontent le quotidien douloureux des habitants dans des textes poignants, qui ont résonné dans tout le pays.
L’art raconte l’Histoire de façon unique, et les favelas sont des lieux d’inspiration et de création absolument unique. Leur esthétique improvisée, asymétrique, illustre à merveille la diversité qui compose ses habitants, tandis que ses arts témoignent de l’incroyable richesse culturelle qui y sommeille.
La nouvelle médiatisation des favelas cariocas
Avec tous ces points d’intérêts, l’industrie du tourisme n’a pas tardé à s’intéresser de près aux favelas brésiliennes. Dès les années 90, la médiatisation des favelas ne cesse de diviser. En 1996, Mickael Jackson tourne un clip filmé par Spike Lee dans la favela de Santa Marta à Rio, et dans le quartier du Pelourinho à Salvador. Le décor séduit, les résidents jubilent, et le clip de la chanson They don’t care about us participe à animer le débat : faut-il instrumentaliser la pauvreté des favelas comme un vecteur de développement ? Le gouvernement de l’époque s’indigne de la mise en scène pensée par le réalisateur, tandis que les locaux reçoivent l’équipe de tournage comme des princes. Depuis, c’est une tout autre politique de visibilité qui se joue puisque les favelas ont été officiellement reconnues comme des destinations touristiques à part entière.
L’essor des favelas tours
Chercheuse en sociologie, Bianca Freire-Medeiros réalisera de nombreux travaux sur le développement du tourisme dans les favelas cariocas. Elle constate que cette nouvelle visibilité des favelas brésiliennes est polarisée par le meilleur et par le pire. D’un côté, l’afflux de touristes permet aux communautés de bénéficier d’une nouvelle considération plus humaine, loin du cliché de zoo de la violence. D’un autre, la dynamique voyeuriste qui se dissimule sous une appétence pour le voyage authentique. La chercheuse souligne que cette soudaine curiosité pour ces quartiers s’inscrit dans une tendance touristique plus globale, celle des reality tours.
Favelas brésiliennes : clinique du fantasme
Voyager au cœur de la souffrance n’est pas un tourisme qui s’inscrit dans l’inédit. On retrouve ce concept dès les premiers pèlerinages religieux, et sa pratique n’a fait que se démocratiser au cours des siècles. Ces reality tours, aussi appelé dark tourism, érigent les catastrophes, désastres et autres histoires sordides en expériences touristiques. Les favelas ne sont pas le premier “produit” de la sorte. Aux États-Unis, il est possible de réserver un tour qui vous met dans la peau d’un migrant mexicain tentant de traverser la frontière illégalement. Au Japon, des tours opérateurs proposent la visite des villages abandonnés aux alentours de Fukushima. En Colombie, le « Escobar Tour », mené par l’un de ses anciens associés, séduit de nombreux curieux avides de détails glaçants. Partout dans le monde, le tragique attire et fascine, et les favelas du Brésil n’échappent pas à cette tendance.
La Cité de Dieu : une œuvre de fascination pour les favelas du Brésil
La curiosité internationale pour les favelas du Brésil a été grandement éveillée par l’un des plus grands succès du cinéma brésilien, La Cité de Dieu. Sorti en 2003, le film créé un véritable raz de marée mondial (4 nominations aux Oscar, 30 millions de dollars de recette) et est la première œuvre cinématographique à mettre en scène une violence crue et aiguë dans une favela carioca existante (même si le film n’y a pas été tourné). La sociologue chercheuse Bianca Freire-Medeiros affirme sans détours “Il y a clairement eu un avant et un après la Cité de Dieu”. La curiosité touristique naissante pour ces quartiers défavorisés devient une attraction populaire, les tours opérateurs locaux se multiplient, les visites sont quotidiennes.
Le film, tiré du roman de Paulos Lins, se veut immersif, au plus proche de la réalité, et met en scène des acteurs eux-mêmes issus des favelas de Rio. Malgré le succès international et les généreuses recettes du film, la rétribution des comédiens reste pour le moins dérisoire. Les deux acteurs principaux, interprètes de Zé et Buscape, n’ont finalement tiré du film que 10 000 réaux (soit l’équivalent de 2000 euros), la production leur ayant fait signer un contrat avant la promotion de celui-ci. Un autre acteur, interprète d’un trafiquant, a quant à lui réellement fait carrière dans la drogue à la suite du film, et la majorité d’entre eux n’ont pas eu l’opportunité d’échapper au quotidien de leur favela de naissance. La Cité de Dieu est incontestablement une œuvre cinématographique majeure du XXIe siècle, mais n’a-t-elle pas contribué à objectifier la favela en la marginalisant davantage ?
La mode favela dans la culture brésilienne
Le tourisme dans les favelas n’est pas uniquement consommé par les étrangers. Les brésiliens ne manquent pas à l’appel, et dans des villes comme Rio, la favela est soumise à un processus médiatique rodé, vendue et consommée comme un véritable produit. La favela devient un lieu cool, où il est branché de faire la fête, de boire un verre, et même de loger. Les bailes funk ont largement contribué à ce nouveau mode de sortie, la dimension dangereuse et l’architecture de fortune devenant des atouts charme relayé par des artistes célébrissimes dans le pays comme la chanteuse Anitta, elle aussi issue d’une favela.
Cette romantisation de la violence et de la drogue, extrêmement vivaces dans ces quartiers, devient une entrave à l’amélioration des conditions de vie des locaux, puisqu’elle fait l’apologie de la précarité. De plus, cette fantasmatique de plus en plus commercialisée a pour conséquence de faire nettement grimper les loyers, la favela de Vidigal à Rio en est le parfait exemple. Elle fait désormais partie des 10 quartiers les plus chers du pays selon CNN, une chaîne de télévision majeure au Brésil, réputée pour ses penchants “sensationnalistes”. Depuis 10 ans, les hôtels, bars et restaurants branchés fleurissent, les investisseurs profitent d’une vue imprenable sur la baie de Rio, obligeant les résidents natifs à déménager dans des quartiers moins onéreux, et souvent encore plus reculés.
Une visite éthique des favelas est-elle envisageable ?
Mode voyeuriste ou véritable intérêt pour les populations résidente ? À qui profite l’argent de ces excursions ? La visite des favelas du Brésil soulèvent énormément de questions, et lorsque l’on visite le Brésil, il est bien normal d’être curieux de ces lieux qui ont été tant romancés et surmédiatisés. Le tourisme a bel et bien le pouvoir de casser la systémique inégale et asymétrique des favelas en drainant l’économie locale et en destigmatisant ces populations en marge. Mais l’état des lieux actuel des favelas tours est bien loin de donner un bilan positif pour les communautés.
Selon certains tours opérateurs, natifs des favelas, adopter une approche éthique contribue à introduire ces lieux dans un cercle vertueux. Malheureusement, force est de constater que beaucoup de ces tours sont organisés par des personnes extérieures à la favela. Les études de Bianca Freire-Medeiros démontrent que chaque favela carioca évolue dans son propre écosystème, chacune portant des différences socio-économiques déterminantes pour la mise en place d’un tourisme éthique. À Santa Marta, la favela attenante au quartier de Botafogo, ce sont les communautés locales qui ont pris la main sur les tours, tandis qu’à Rocinha, la plus grande favela d’Amérique Latine, ce sont des entreprises privées extérieures qui sont aux commandes. Aucun bénéfice n’est alors reversé aux locaux, le tour devient un safari humain sans échange verbal entre touristes et résidents. Ce cas de figure illustre bien le pire scénario possible.
Les communautés, charpente des favelas brésiliennes
Les favelas sont portées par des communautés extrêmement diversifiées, qui sont les seules à même de faire découvrir leur lieu de vie, et les seules légitimes à bénéficier des revenus générer par ces visites touristiques. Cet incroyable panorama humain est très justement illustré dans 5 x favelas, une série de courts métrages qui racontent avec fraicheur l’optimisme irascible des jeunes habitants de ces quartiers difficiles. Ce type de projet est d’une importance capitale pour l’avenir de ces zones plombées par la violence des trafics, stigmatisées par les safaris touristiques aseptisés et romantisées par des productions artistiques sans profondeur.“Quarante mille habitants, c’est quarante mille histoires possibles. Et on a envie de raconter cette diversité ! » raconte Luciano Vidigal, l’un des réalisateurs.