Le mouvement Tropicalia,
Née d’une contestation de la dictature militaire alors au pouvoir autant que de la fascination pour le rock américain et anglo-saxon, le mouvement Tropicália, peu connu en dehors du Brésil, a pourtant été une véritable révolution culturelle dans ce pays. À l’instar du rock psychédélique occidental dont il emprunta la plupart des codes esthétiques ou des mouvement sociaux de 1968 en France qui ont influencés sa dimension politique, son impact sur la société brésilienne contemporaine est déterminant.
Un mouvement né dans un climat politique autoritaire
Au cours des années d’après-guerre, le Brésil s’installa dans une frénésie de développement économique. Ce boom salvateur ne le fut pour autant que pour une petite partie de la population, à savoir les plus fortunés gérant le pays et les affaires, l’immense majorité des habitants des villes et des campagnes ne profitant pas de ce qu’on n’appelait pas encore les « trente glorieuses ». Un président plus à l’écoute des classes défavorisées, João Goulart, fut élu en 1961 et prôna une politique plus sociale parallèlement à un rapprochement avec le bloc soviétique.
En pleine guerre froide, il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres : soutenue par les Etats-Unis, une junte militaire dirigée par le maréchal Castelo Branco renversa le président élu en 1964 et instaura une dictature qui allait cadenasser tous les secteurs de la vie brésilienne.
Mais ce que n’avaient pas prévu les putschistes galonnés, c’était ce sourd mouvement de révolte qui allait enfler pour exploser quelques années plus tard et changer définitivement la face du Brésil. Le tropicalisme venait de faire une entrée remarquée dans l’histoire tumultueuse du plus grand pays d’Amérique du Sud.
Le « Summer of Love », déclencheur du Tropicalisme
La société brésilienne évolue économiquement en cette fin des années cinquante, mais aussi artistiquement. Au niveau musique, la traditionnelle et écumante samba a été supplantée par la douce et élégante Bossa Nova, incarnée par ces précurseurs que sont Vinicius de Moraes, Antônio Carlos Jobim et João Gilberto La « bossa » séduit non seulement de nouveaux artistes comme les jeunes Gilberto Gil, Chico Buarque ou Caetano Veloso, mais également les plus grands jazzmen américains qui vont faire connaître au monde entier ces airs suaves et entêtants.
L’irruption des militaires au pouvoir lors du fameux « golpe » (coup d’état) stoppe quelque peu la diffusion à l’intérieur du pays de cette musique jugée intellectuelle, donc forcément « à gauche ». Le calme semble par conséquent être assuré aux yeux des nouveaux dirigeants lorsqu’en 1967 se produit la déflagration.
Les nouveaux artistes susnommés ont vite senti la sournoise routine envahir leur quotidien et surtout l’étau de la dictature se refermer sur leur liberté créatrice. Pour eux, Jobim, Gilberto et consort représentent le passé. Un passé qu’ils ont aimé et qui les a forgé, mais il faut aller désormais plus loin, enjamber les barrières et renverser les tables. Le monde entier vibre au son de la Pop Music venue de la vieille Europe et les oreilles de Gil, Veloso, Buarque et autres jeunes assoiffés de liberté ont capté le message : il faut s’ouvrir aux sonorités nouvelles, à cet art révolutionnaire qu’est le Pop Art, suivre les Américains dans leurs happenings scéniques tellement iconoclastes, bref, mettre un grand coup de pied dans le ronronnement de l’art établi au Brésil depuis deux ou trois ans.
En juin 1967 aux Etats-Unis, s’est tenu à Monterey en Californie le tout premier festival international de Pop Music entraînant un grand retentissement mondial. Monterey représentait non seulement l’avènement d’un phénomène musical au plus haut niveau, mais également l’instauration d’un nouveau mode de vie : le rejet de la société de consommation, allié à une existence basée sur l’amour, la musique et aussi la drogue. Ainsi débuta le fameux « summer of love », illustré musicalement par le chef-d’œuvre des Beatles, Sgt Pepers lonely hearts club band.
Les musiciens brésiliens ne pouvaient pas rester sourds à cet appel. Quelques mois plus tard, a lieu au Brésil une série d’émissions télévisés sur TV Globo, le festival Globo Record, dans lesquelles Caetano Veloso et Gilberto Gil sont invités. Ils veulent eux-aussi leur Monterey et vont le faire savoir.
Une contestation musicale et politique très « tropicale »
Veloso va y chanter sa nouvelle chanson, Alegria alegria. A l’instar de Bob Dylan deux ans auparavant qui n’avait pas hésité à laisser tomber le tout acoustique pour se faire accompagner par un inédit groupe électrique, Caetano monte sur le plateau de télévision entouré d’un groupe de musiciens très influencés par la pop, les Beat Boys au nom annonciateur de décibels sortant des amplis derrière eux. Comme le maître américain au Festival de Newport 1965, puis lors de sa tournée mondiale de 1966, Caetano Veloso va copieusement se faire siffler par une partie du public qui n’accepte pas cette hérésie de l’électricité dans la sacro-sainte musique brésilienne. Et enfin comme Dylan, Veloso continuera de chanter sous les huées et affirmera là sa volonté de changer d’ère.
Le public ne fut pas le seul à siffler le chanteur pourtant populaire. L’establishment brésilien, avec les militaires au premier rang, n’apprécie que modérément cet outrage à la culture traditionnelle. Et c’est là que le mouvement qui s’amorce prend tout son sens. Les jeunes artistes ne rejettent pas en bloc la tradition, mais veulent l’incorporer à la modernité. Modernité de la musique, modernité de l’art graphique, modernité du cinéma avec l’influence de la Nouvelle Vague française et notamment de Jean-Luc Godard.
Selon les mots propres de Caetano Veloso, le tropicalisme est un syncrétisme, un savant mélange de cultures, entre le passé et le présent. Ses adeptes revendiquent la liberté d’expression et refusent désormais cette culture « officielle » imposée par les autorités. Lors du fameux festival Globo Record, Veloso a même qualifié « d’incompétent » le jury qui avait auparavant éliminé – pour de fumeuses raisons – une chanson de Gilberto Gil. C’est clair : un air de révolte souffle sur le Brésil.
Le nom de « tropicalisme » sera entériné l’année suivante, en 1968, avec la sortie du disque de Caetano Veloso et Gilberto Gil, Tropicalia, autrement nommé Panis et Circensis. Ils sont accompagnés sur ce qui va devenir le manifeste du mouvement tropicaliste du groupe Os Mutantes, de Tom Zé, Gal Costa et Nara Leão, ainsi que des poètes José Carlos Capinan et Torquato. La musique est une synthèse entre la musique populaire brésilienne (la MPB) la pop et la musique avant-gardiste, elle donne une nouvelle dimension proche de la culture psychédélique Nord-américaine mais aussi plus engagée politiquement à la fameuse MPB. La couverture, œuvre de Rogério Duarte qui avait déjà travaillé avec Gil et Veloso, est très influencée par le Pop Art et renvoie aux Beatles ou à Frank Zappa, le guitariste iconoclaste américain en train de se construire une notoriété dans les milieux intellectuels. La provocation et la dérision sont les maîtres mots de ce disque qui séduit bien entendu les adeptes de ce mouvement nouveau, et ulcère les tenants de la culture traditionnelle.
En fait, les tropicalistes vont se faire des ennemis des deux côtés : à droite naturellement, où la société bourgeoise les accuse de déviation et d’inconscience, mais aussi à gauche où certains tenants du mouvement ouvrier leur reprochent de se servir des outils de médiatisation et surtout de ne s’occuper que de leur succès artistique au détriment des vrais combats prolétaires. La vérité est bien naturellement entre tous ces extrêmes, mais les événements qui vont bientôt jouer contre eux les empêcheront de trouver des défenseurs d’un côté comme de l’autre.
Au trou, puis dehors : la contre-attaque de l’establishment
Pour contrer les attaques venant de gauche, les tropicalistes expliquent leur refus des valeurs conservatrices de la société voulue par les gouvernants d’alors. S’ils rejettent une certaine vision schématique de la politique telle que la pratique les partis d’opposition traditionnels, ils mettent en avant leur volonté de subversion et de bouleversement des codes esthétiques en cours. Ils entendent enfin s’inspirer de ce qui s’est passé en France avec le mouvement de mai 1968 afin d’appuyer leurs revendications pour une société plus juste et plus libre, et dénoncent les exactions de la police dans la répression parfois sanglante de manifestations étudiantes, comme celle de mars à Rio où un étudiant fut tué d’une balle venant des troupes censées assurer le maintien de l’ordre.
En cette année 1968, le monde est secoué par un vaste mouvement révolutionnaire qui va de la lutte contre la guerre au Vietnam au soulèvement en Tchécoslovaquie en passant par les rues de Paris. Et c’est bien tout cet amalgame inquiétant pour les dirigeants brésiliens qui va précipiter la décision des militaires.
Par un décret appelé AI-5 (Ato Institucional n° 5) pris en décembre 1968, la junte s’autorise à dissoudre le congrès et à prendre des mesures drastiques pour rétablir l’ordre menacé par des « forces subversives ». A commencer par l’emprisonnement des « meneurs », Caetano Veloso, Gilberto Gil et Chico Buarque. Conscients malgré tout que la détention d’artistes aussi charismatiques leur attire des pressions du monde entier, les militaires acceptent de relâcher les dangereux révolutionnaires à la seule condition qu’ils quittent le pays au plus vite. C’est donc la voie de l’exil qui s’ouvre, vers l’Italie pour Buarque et vers l’Angleterre pour Gil et Veloso qui considèrent – avec raison – Londres comme la Mecque de la Pop, et auront d’ailleurs le plaisir de jouer avec certains musiciens qu’ils admirent tant.
Tropicalia, un mouvement qui à influencé durablement la société brésilienne
Cet exil forcé n’empêchera pour autant pas les militaires de dormir sur leurs deux oreilles : on peut arrêter des gens, mais pas des idées. Les tropicalistes par leur audace et leur invention ont déclenché un mouvement pérenne, et modifié en profondeur les mentalités au Brésil. Les bannis seront par ailleurs autorisés à revenir au pays quelques années plus tard et rivaliseront d’ingéniosité pour faire passer leurs messages de façon subliminale pour ainsi éviter la censure qui perdurera jusqu’à la chute de la dictature en 1985.
Le tropicalisme a marqué durablement les esprits dans tous les domaines de l’art, du cinéma, de la littérature, ou de la poésie, mais c’est dans la musique qu’il s’est révélé le plus inventif. La multiplicité des courants musicaux qui vont par la suite s’installer au Brésil doit son existence à ces jeunes gens d’alors, épris de créativité et de liberté qui payèrent au prix fort pour que leur pays soit en phase avec le séisme culturel qui était en train de bouleverser le monde dans ces années soixante prodigieuses.