Senna sur scène

 « Si tu vas à Rio… », air bien connu ! Vous pouvez effectivement ne pas oublier « de monter là-haut », mais aussi aller voir la nouvelle comédie musicale basée sur la vie du héros iconique Ayrton Senna. Le triple champion de Formule 1, décédé tragiquement 1er mai 1994 sur le circuit d’Imola en Italie, fut élevé par tout un peuple au rang de mythe éternel au lendemain de ce jour funeste pour le sport automobile, et pour le Brésil. Rien d’étonnant donc à ce que la vie édifiante de la légende soit portée sur les planches.

Par Pierre Ménard

Ayrton Senna, o Musical, une pièce de théâtre à 100 à l’heure

Pour mesurer l’importance d’une telle célébration au travers d’une comédie musicale à la gloire d’un héros disparu, il faut comprendre ce que représentait Ayrton Senna pour les Brésiliens. Senna ne fut pas le premier champion Brésilien de Formule 1, loin de là. Il y eut avant lui Emerson Fittipaldi, puis Nelson Piquet. Fittipaldi fut celui qui « ouvrit la voie ». En devenant champion du monde en 1972 (le plus jeune champion de l’histoire, à 25 ans), ce natif de São Paulo au regard perçant et aux immenses rouflaquettes hissa le Brésil au premier rang d’une discipline technologique s’il en est, le sport automobile. Il prouvait ainsi que son pays n’était pas seulement un endroit où on tapait dans le ballon sur fond de samba ou de bossa nova, mais que ce pays comptait bien participer à la grande croissance industrielle, technologique et économique du monde.

 

Senna: Le maître et le mal-aimé

 

Emerson Fittipaldi avait pour lui un charisme certain et rayonnait du haut du podium, surtout quand c’était celui d’Interlagos, le circuit de sa ville São Paulo. La foule immense ne vibrait que pour son Dieu, qui lui fit le plaisir d’être une deuxième fois champion du monde en 1974. Même quand, porté par une foi incommensurable, le héros de tout un peuple se mit en devoir de développer et piloter dans la deuxième partie des années soixante-dix la Formule 1 brésilienne (la Copersucar, soutenue par le géant du sucre du même nom) avec malheureusement bien peu de résultats tangibles, les fans ne lui tinrent pas rigueur de ces échecs. Emerson Fittipaldi avait le droit de tout faire, surtout si c’était pour tirer le pays vers le haut. Il est ensuite peu de dire que son successeur ne fut pas à la hauteur des espérances des aficionados brésiliens.

Sur le papier, Nelson Soutomayor, dit Nelson Piquet (du nom de sa mère), fit mieux que Fittipaldi : il remporta 23 Grands Prix (contre 14 à Fittipaldi) et fut trois fois champion du monde ! Si vous n’êtes pas au fait de la course automobile et de l’histoire de la F1 au Brésil, vous supputerez à bon droit que Piquet devint son tour l’idole de tout un peuple. Dans ses premières années de gloire, les fans brésiliens furent effectivement ravis de voir un autre pilote de leur pays émerger au plus haut et furent naturellement disposés à faire de Nelson Piquet leur nouvel ambassadeur sur les circuits du monde entier.

Le problème vint de l’intéressé lui-même : d’un caractère assez difficile à cerner, celui que l’on surnommait « l’Indien » à cause de son profil acéré dérouta quelque peu les fans par des déclarations et un comportement souvent maladroits. Mais ce qui ternit définitivement l’image de Piquet dans le cœur des spectateurs fut l’apparition en 1984 de ce jeune homme qui avait tout gagné dans les catégories dites « de promotion » et allait en un an devenir la coqueluche de tout le pays. Et que Piquet ne portait pas dans son cœur !

Le champion avait allègrement snobé le jeune espoir Senna deux ans plus tôt lorsque son mentor Fittipaldi venait le présenter aux « gens importants » d’un paddock de Grand Prix, l’hostilité entre les deux pilotes devenant dès lors un secret de polichinelle. Et comme Senna devint en à peine deux saisons le « Magicien », le peuple Brésilien prit fait et cause sans retenue pour le jeune pauliste : comme Emerson Fittipaldi, Ayrton Senna était né à São Paulo, alors que Piquet était un Carioca de Rio. Tout était dit, tant la rivalité entre les deux villes est grande au Brésil.

L’amertume de Piquet crût au même rythme que l’ascension fulgurante d’Ayrton Senna. Alors que l’étoile du « vieux » champion déclinait à la fin des années quatre-vingts, celle de son flamboyant successeur ne cessait de briller au firmament du sport automobile ! Il est à noter qu’on donna dans les années quatre-vingt-dix le nom de Nelson Piquet au circuit de Rio-Jacarepaguá… qui fut détruit quelques années plus tard pour laisser place aux installations Olympiques de Rio 2016. Alors que le virage « S do Senna » existe bel et bien sur le circuit d’Interlagos où Ayrton gagna deux de ses plus émouvantes victoires. Tout un symbole !

 

Un Dieu vivant

 

De par sa maîtrise hors-normes d’un pilotage acrobatique, Senna devint LA référence en Formule 1, aux côtés de son vieil ennemi Alain Prost. Leur cohabitation houleuse dépassa le cadre de la Formule 1 et fournit avec le recul matière à bien des exégèses sur la rivalité entre deux stars absolues. Senna considérait Prost comme le pilote le plus abouti, le plus réfléchi, le plus talentueux. Le meilleur en un mot ! Battre Prost devint pour lui une mission sacrée car son orgueil lui dictait que c’était là la seule voie pour devenir à son tour l’incontournable champion toutes catégories. Comme tout champion, Senna était orgueilleux. Et égocentrique. Mais il avait pour les fans un respect immense et sa simple présence dans le pays pouvait provoquer des bousculades dignes d’une Beatlemania d’autrefois.

Plus que Fittipaldi, Senna était immensément charismatique. Il était le champion absolu à qui rien de fâcheux ne pouvait arriver tant il dominait à la perfection son sujet. Il avait bien eu çà et là quelques sorties de piste un peu « musclées », mais il s’en était toujours sorti avec la superbe des héros intouchables.

Senna parlait à tous les Brésiliens. C’était pourtant un « gosse de riches », qui aurait pu ne pas recueillir le cœur des plus défavorisés. Ses origines ne le coupèrent pour autant pas des dures réalités de son pays : il savait, même s’il ne le touchait pas directement du doigt, qu’une énorme partie de la population du Brésil n’avait pas droit à cette manne économique que les dirigeants politiques aimaient tant vanter, surtout à l’étranger. Et ça le dérangeait.

Il s’était juré que, dès qu’il gagnerait suffisamment d’argent, il aiderait ceux qui en auraient besoin. Etant devenu au début des années quatre-vingt-dix un des sportifs les mieux payés de la planète, il ne pouvait pas déroger à son vœu. En 1993, il mit sur pied, avec l’aide de sa sœur Viviane, une association caritative destinée à inciter les jeunes de tous milieux à croire en eux et à s’investir dans un projet personnel (sous-entendu, plutôt que de confier sa vie au bon vouloir d’un d’un colt Cobra). Peut-être parce que lui-même, en dépit de sa position ultra privilégiée, dut lutter contre vents et marées pour imposer à ses proches que sa vie était derrière un volant, et non derrière le bureau d’une grande entreprise.

Son père, Milton da Silva, voyait la course comme un aimable passe-temps sportif destiné à aguerrir son fils, mais la finalité de tout ça, c’était les affaires dans lesquelles lui, Milton, avait tellement réussi. C’est pourquoi Ayrton da Silva prendra le nom de sa mère pour courir – et c’est bien là le seul point commun avec son ennemi Piquet. Pour toutes ces bonnes raisons, Ayrton Senna était devenu une légende au Brésil, au même titre que Fittipaldi, ou le roi Pelé. Mais ces deux-là sont toujours vivants.

 

La postérité

 

La mort d’Ayrton Senna fut ressentie comme un séisme dans le monde du sport automobile, et plus particulièrement au Brésil : un deuil national de trois jours fut décrété et l’enfant de São Paulo eut droit à des funérailles nationales. Des centaines de milliers de personnes étaient massées le long du trajet du convoi funéraire, et les cris et les pleurs traduisaient l’immense tristesse de beaucoup de ces anonymes qui ressentaient à travers Senna la fierté d’être Brésilien. Depuis, la place est désespérément vide dans le cœur des fans, car plus aucun pilote « auriverde » en Formule 1 n’a atteint le degré de perfection que dégageait Ayrton Senna. Voilà pourquoi une comédie musicale sur celui qui est devenu un mythe, et la seule question qu’on puisse finalement se poser est : pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ?

Peut-être que dans ce Brésil englué dans les scandales à répétition, on ressent actuellement le besoin de se raccrocher à des histoires édifiantes. C’est en tout cas ce qu’a affirmé la productrice de ce spectacle qui promet de grands effets de scène avec un circuit de Formule 1 recréé, et 24 acteurs-danseurs-chanteurs, dont le héros est interprété par un jeune acteur venu des telenovelas – et apparemment convaincant, Hugo Bonemer. La famille Senna a donné son accord pour la tenue de ce « Ayrton Senna, O musical », qui sera joué au théâtre Riachelo de Rio de Janeiro jusqu’au 4 février 2018. « Si tu vas à Rio, n’oublie pas… d’aller au teatro ».

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