Le Brésil est un pays qui se rassemble autour du sport automobile roi.
Si le football reste incontestablement la discipline sportive la plus appréciée au Brésil, la Formule 1 tient une place à part dans le cœur d’un public chaud-bouillant, prompt à se déplacer en masse sur les pistes pour aller acclamer ses idoles. Et ce depuis plus de 45 ans, depuis l’irruption sur le devant de la scène internationale d’un jeune Pauliste aux larges rouflaquettes et au regard perçant.
Par Pierre Ménard
La F1 au Brésil
Le Brésil a toujours entretenu une relation étroite et passionnelle avec le sport automobile. Développé dès le fin de la deuxième guerre mondiale, notamment avec la mise en service du tout nouvel autodrome d’Interlagos au sud de São Paulo (« Entre les lacs », car situé effectivement entre deux étendues d’eau), il prend toute son importance dans les années soixante avec l’accroissement du marché automobile.
Pays pas encore qualifié d’« émergeant », le Brésil désire néanmoins participer à l’essor économique mondial et les ventes de voitures bondissent, Volkswagen et DKW en particulier, même si ces modèles « abordables » coûtent jusqu’à 25 mois de salaire pour un petit employé ! Ce boom ne peut-être qu’accompagné d’épreuves sportives, épreuves réduites malgré tout à l’unique sphère brésilienne et aux pilotes locaux se bagarrant au volant de « Coccinelles », de Dauphines ou d’Alpines Renault (eh oui !) construites sous licence dans le pays. L’explosion de la Formule 1 au-delà des frontières de la vieille Europe au tout début des années soixante-dix va changer la donne au Brésil.
Un nouveau roi de la formule Un au Brésil
Fils du célèbre journaliste sportif de radio Wilson Fittipaldi Sr, Emerson Fittipaldi ne fut pas le premier Brésilien à accéder à la « discipline reine » (Chico Landi l’avait précédé dans les années cinquante, sans grands résultats à la clé), mais il fut celui qui allait propulser son pays sur le devant de la scène internationale grâce à son ascension fulgurante. Natif de São Paulo, « Emmo » accéda très tôt à la Formule 1 en 1970 et devint en l’espace de deux saisons le plus jeune champion du monde de l’Histoire.
Pour le peuple brésilien épris de sport, ce nouveau héros prenait la suite de Pelé dans la représentation du pays à l’échelle mondiale. La différence étant que Pelé incarnait le football, sport populaire par excellence, alors que Fittipaldi plaçait de fait le Brésil à un niveau jamais atteint dans une discipline technologique, ce qui cadrait bien avec l’air du temps.
Les autorités sportives brésiliennes comprirent immédiatement le message : grâce à cette gloire soudaine, l’organisation d’un Grand Prix de Formule 1 devenait possible ! Le choix d’Interlagos, le seul circuit aux normes internationales, tombait sous le sens et, dès 1973, les fans brésiliens de sport automobile purent aller applaudir leur idole sur l’autodrome aux portes de São Paulo. Les succès du Pauliste sur « son » circuit devinrent autant de célébrations débridées de la part d’un peuple reconnaissant envers celui qui propageait de par le monde une image valorisante de son pays, autre que les favelas et la misère.
Lors de ce premier Grand Prix officiel fut introduit auprès du roi Emerson un jeune garçon de 13 ans, amené là par son père, un riche entrepreneur pauliste, Milton da Silva. Monsieur da Silva était très fier de présenter au grand champion son fiston qui venait de gagner sa première course de kart sur le petit circuit jouxtant l’autodrome. Souriant, Emerson échangea brièvement avec le gamin intimidé qui se prénommait Ayrton. Quelques années plus tard, Ayrton da Silva, devenu Senna (il avait pris le nom de sa mère pour courir), allait investir à son tour la Formule 1 – sous l’égide de son mentor Fittipaldi – et devenir une légende vivante pour tout un peuple.
Ayrton Senna, le mythe immortel de la F1
Plus que Fittipaldi, Ayrton Senna fut LE champion absolu. Son palmarès, sa maestria et son charisme exceptionnels firent chavirer les supporteurs dans une passion frisant parfois l’hystérie. Comme Fittipaldi, il triompha par deux fois à Interlagos et, comme pour Fittipaldi, ces victoires donnèrent lieu à des scènes de transe collective difficilement égalables sur d’autres circuits automobiles. Senna était devenu quasiment un dieu pour ses fans brésiliens et ses déplacements en devenaient parfois problématiques. Mais l’homme restait viscéralement attaché à son pays et, une fois la saison de Formule 1 achevée, il revenait se ressourcer durant l’été austral dans sa superbe propriété de Angra dos Reis, sise dans la baie d’Ilha Grande.
A la suite de Fittipaldi, Senna avait montré que le Brésil pouvait légitimement prendre place dans le wagon des vainqueurs, et son but était alors d’inciter les jeunes, et plus particulièrement les plus défavorisés, à croire en eux pour réussir, comme lui-même avait cru en lui contre vents et marées. Il avait monté avec sa sœur Viviane une fondation allant en ce sens, mais le 1er mai 1994 à Imola frappa de façon terrible le monde du sport automobile, et le peuple brésilien en tout premier lieu.
L’enfant du pays fut enterré au cimetière de Morumbi à São Paulo avec les honneurs dus à un héros national et trois jours de deuil exceptionnel furent décrétés par le gouvernement brésilien. Le magicien s’était définitivement envolé et plus rien ne serait comme avant.
Nelson Piquet, le mal-aimé de la Formule Un brésilienne
Certains esprits enfiévrés voulurent alors que l’on donnât le nom de Senna au circuit d’Interlagos. C’eut été faire bien peu de cas de celui de Jose Carlos Pace qui ornait déjà le fronton de l’autodrome depuis 1985. « Carlos » Pace était appelé à prendre la succession de Fittipaldi dans la deuxième moitié des années soixante-dix. Pilote éminemment doué, il avait remporté sa première – et seule – victoire en Formule 1 sur ce fameux circuit d’Interlagos en 1975. Sa mort lors d’un accident d’hélicoptère au début de 1977 contrecarra dramatiquement cette belle histoire en devenir et les Brésiliens durent attendre le début de la décennie suivante pour voir arriver le successeur d’un Fittipaldi au crépuscule de sa carrière.
A la différence de Fittipaldi et Pace, Nelson Piquet était un « Carioca », un natif de Rio de Janeiro. Ça tombait bien, on venait d’abandonner le vieux Interlagos passé de mode pour le moderne circuit de Jacarepaguá, bâti à quelques kilomètres à l’ouest de Rio. Piquet gagna rapidement des Grands Prix et fut champion du monde à trois reprises dans les années quatre-vingt. Mais jamais au grand jamais sa popularité n’égala celle de ses glorieux aînés.
Un caractère imprévisible et un comportement parfois désinvolte dérouta les fans qui le lui rendirent bien en ne lui accordant qu’une estime de bon aloi, quand ils avaient ouvert leur cœur à Emmo et Carlos. L’arrivée explosive du phénomène Ayrton Senna dans la Formule 1 du milieu de ces années-là focalisa une ferveur renaissante vers le nouveau héros, au détriment du pauvre Piquet qui en conçut une amertume tenace.
Ce n’était un secret pour personne : les deux champions brésiliens ne pouvaient pas s’encadrer et malheureusement pour Piquet, la lueur de l’étoile du Pauliste reléguait de plus en plus dans l’ombre celle de son rival carioca. Ironie de l’histoire, le circuit de Jacarepaguá fut abandonné à la fin des années quatre-vingt (il fut détruit en 2012 pour laisser place aux futures installations olympiques, tout un symbole !) pour un retour vers l’historique Interlagos qui avait subi un sérieux lifting durant ces années.
Il n’empêche : Piquet fut malgré tout un grand champion, qui prit sa retraite en 1991. Et la disparition de Senna en 1994 laissa un vide énorme dans le cœur des supporteurs : depuis près de 25 ans ils avaient eu le privilège de pousser derrière les plus grands des pilotes de Formule 1. Et l’avenir ne promettait plus de telles merveilles.
Une difficile succession
On pourra peut-être ainsi expliquer pourquoi Rubens Barrichello, arrivé en Formule 1 dès 1993, ne sut combler les attentes de tout un peuple : il se devait de prendre la succession, il se devait d’incarner à son tour la grandeur d’un pays fier de ses champions. Le sympathique pilote natif de Curitiba n’eut tout simplement pas les épaules assez larges pour une telle mission sacrée. Il fut un excellent compétiteur, tout comme son compatriote Felipe Massa – qui frôla le titre mondial en 2008 pour un virage et une ligne droite. S’ils eurent bien entendu les faveurs du public brésilien lors de leurs prestations « à domicile », ils n’eurent pas l’insigne honneur d’être adulés comme les héros de légende que furent Ayrton Senna, Emerson Fittipaldi et, à un moindre titre, Nelson Piquet.
La retraite annoncée fin 2016 de Massa peut laisser craindre le pire pour les fans auriverdes : en 2017, et pour la tout première fois depuis quarante-sept ans, il n’y aura pas de pilote de premier plan sur la grille de départ des Grands Prix, la seule présence brésilienne étant assurée par le jeune Felipe Nasr qui a tout à prouver dans une écurie malheureusement pas compétitive. Est-ce la fin d’un cycle ? On peut le penser, mais on peut aussi songer qu’un pays qui a fourni tant de champions exceptionnels n’en restera pas là.